L’enseignant, contrairement à l’interprète en musique, a le choix des moyens – des instruments – et du niveau de virtuosité avec lequel il s’exécutera. Le programmateur, en l’occurrence l’État, prescrit beaucoup. Mais parler, dans ce cas-ci, d’une œuvre « composée » – comparable dans sa forme, sa structure, sa complexité à une œuvre musicale – serait une nette exagération. L’État n’est pas un créateur.
Il y a quand même des compositeurs qui laissent beaucoup de place à l’interprète – en lui proposant des alternatives, par exemple, relativement au « texte » ou à la « manière » – mais rarement lui laisse-t-on le choix entre des voies faciles ou difficiles au plan de l’exécution; toutes sont également difficiles. Il ne peut jamais se permettre de jouer l’œuvre dans les limites de son incapacité.
Par contre, l’enseignant peut adapter le programme prescrit – jusqu’à un certain point – au niveau de difficulté technique avec lequel il se sent à l’aise. C’est une liberté problématique qui frise le libre arbitre et dont on abuse facilement en glissant vers la complaisance ou l’improvisation gratuite.
Le problème est d’abord dans la crédibilité et l’autorité du programmateur devant le public (la société en général et les apprenants) autant que de ses interprètes, les enseignants, devant l’État. Non pas qu’il faille douter de leur bonne foi mais du « genre » curriculaire qui n’a jamais atteint le statut d’une œuvre d’art ou de science. Un curriculum, un programme, ça demeure une sorte de compromis entre les tensions au goût du jour, une sorte de référendum permanent sur le sens à donner à la lecture du temps. (On reconnaîtra la hantise de Barthes à l’idée que la lecture puisse un jour devenir référendum.) Disons que le curriculum d’État ressemble davantage à la musaque (musique d’ambiance ajustée au climat des centres commerciaux qui la diffusent) qu’à la musique.
Le drame des enseignants c’est qu’ils sont laissés à eux-mêmes et doivent décider de tout sans avoir été préparé à faire œuvre de compositeur, sans être, d’entrée de jeu, des interprètes de haut niveau technique, sans même être architecte : leur demander par exemple de créer un climat propice à l’apprentissage, n’est-ce pas encore exigé trop (ils ne sont pas virtuoses de l’architecture des atmosphères!) ou trop peu (on va tolérer qu’ils bricolent et adaptent l’environnement au goût du jour) ? Il est difficile de leur demander de contraindre l’élève à travailler, à s’exercer, à penser quand l’État ne peut pas – faute de légitimité et de compétence – les contraindre eux-mêmes à faire usage créatif de leur liberté. Bien sûr, ce sont des professionnels avec un haut sens des responsabilités, mais sont-ils techniquement formés pour jouer avec les contraintes de la création, comme le poète sait le faire avec les exigences de la versification ?
Les guides, les conseils, les manuels, les aides techniques de toutes sortes ne manquent pas et plusieurs enseignant s’y soumettent. Mais au prix de leur liberté. Il est extraordinaire, à bien y penser, que bon nombre d’enseignants réussissent l’impossible, malgré tout. On le doit à leur sens éthique, à leur imagination, à leur culture et à leur travail ardu. Mais ne leur manque-t-il pas l’essentiel : une formation de « compositeur », à défaut de pouvoir interpréter la non-œuvre d’État ?
Ni la didactique ni les sciences de l’éducation n’ont prévu de place pour l’entraînement intensif à la composition, la versification, la mise en scène, le montage, la coloration, l’expérimentation contrôlée, etc. Mais peut-être ne l’a-t-on pas fait faute de savoir ce que c’est en pédagogie. Les meilleures partitions pédagogiques se trouvent dans les archives personnelles des enseignants d’expérience encore actifs, mais près de la retraite – car il faut beaucoup de métier pour composer « sur le tas » – ou elles sont disparus à jamais, faute d’avoir été publiées.
Je parle des plans de cours, notes de cours et annotations diverses que l’enseignant traîne avec lui en classe et auxquels il réfère dans sa prestation. Ce sont des sous-œuvres, généralement incomplètes, trouées, fragmentées, non destinées à la publication. Ce sont des notes.
On sait ce que Valéry en pensait, lui qui réagissait à la pression de publier ses cours au Collège de France en disant « la forme coûte cher ». Et avec Valéry, on a affaire à un auteur remarquable dont les notes de cours étaient dans un état de composition littéraire très avancé. Autre exemple. On a publié récemment certains cours de Barthes prononcés au même Collège en rappelant, en guise de mise en contexte, que ce dernier citait volontiers Valéry dans l’hésitation à publier ses notes. Une mise en garde qui soulève d’ailleurs des critiques à l’égard de ceux qui ont pris la décision de publier, quand même, un ouvrage « inachevé » et dont la forme n’était pas jugée complète par son auteur.
Mais que dire de plusieurs cours de Deleuze, dont la transcription à peu près littérale est publiée sur le web dans l’état où ils ont été livrés, sans aucune remise en forme ? Doit-on en conclure que la permission, donnée par Deleuze lui-même, n’engageait pas la « bonne » forme comme exigence de publication ? Il faut plutôt conclure au cas d’espèce, ici, où les cours concernent tous des ouvrages de Deleuze lui-même, publiés ou en cours de publications au moment où se donnaient les cours qui s’y rapportent. Comme si Deleuze avait compté sur la version finale de son propos, sous la belle forme d’un livre, pour se distancer de ce qui, en classe, en constituait une sorte de genèse à l’usage des étudiants. On parlera ici d’une générosité dont on essaiera plus loin de montrer l’importance pour la pédagogie.
Mais voilà néanmoins trois cas de professeurs-écrivains, philosophes et littéraires de surcroît, dont on peut dire que leur œuvre ait marqué leur époque. On parle de « compositeurs » de haut niveau qui ont « interprété » la partition de l’œuvre composée et publiée (ou une partition proche) dans l’exercice de leur enseignement. Nous sommes bien loin du cas de figure du professeur d’école qui peut bien compter sur des citations aux Classiques dans la partition qui lui est donnée, mais sans lien constitutif d’une œuvre à interpréter; il s’agit au mieux, d’une prescription politique à satisfaire. Nos trois exemples jouissaient de la pleine liberté d’écrire et d’enseigner ce qu’ils voulaient. Et si l’usage d’une si grande liberté a pu donner de si bons résultats, c’est que ce sont des créateurs qui étaient habitués de s’astreindre à la discipline et aux contraintes de l’écriture du plus haut niveau.
Les notes des enseignants sont plutôt de l’ordre de l’annotation, griffonnée sur le texte ou la partition à jouer, qu’on trouve chez le metteur en scène, le chef d’orchestre, l’acteur ou l’instrumentiste. Même dans les cas d’une annotation longue et détaillée il y a peu de chance qu’on puisse espérer trouver une œuvre importante, sauf exception d’enseignants des cycles supérieurs qui sont aussi des écrivains (sans être nécessairement du niveau des trois auteurs cités). Par exemple, plusieurs professeurs d’université ou de collèges vont publier des formes remaniées de leur notes de cours sous forme d’articles, de livres ou de manuels. Ils appartiennent ainsi à la classe des compositeurs. Mais cette compétence, ils la tiennent généralement de leur formation disciplinaire et non de leur passage en formation des maîtres.
Il y a encore le cas plus répandu, mais pas encore généralisé, des enseignants qui tiennent un journal de leur expérience et qui le partagent, en en publiant des extraits importants, avec d’autres enseignants. Certains témoignent d’une capacité d’écriture d’excellent niveau, annonçant même une carrière d’écrivants professionnels fort respectés. On trouvera plusieurs récits d’expériences professionnelles ou d’expériences de vie racontés dans de tels ouvrages. Mais rien qui ressemble à une « composition » que l’enseignant pour « jouer » en classe.
On évoquera, enfin, le cas, plus complexe, des enseignants interprétant des partitions écrites et publiées par des collègues ou en commun avec eux. Cela va du simple plan de cours aux manuels, en passant par les notes complètes et leur annexes : textes de référence, exercices, examens et autres. On évoquera deux cas de figure : le travail en collaboration (et peu importe si les contributions sont inégales) au sein d’une même équipe, et celui de cours entiers publiés ailleurs : généralement sur le web ou dans un manuel spécialisé.
Dans le premier cas, on peut parler d’une équipe qui décide ensemble des stratégies à adopter devant le défi prescrit. De telles équipes comptent généralement sur une diversité d’expérience et de styles. C’est un atout pour la qualité de la « partition » commune – chacun participe à l’écrire dans les limites de ses compétences – mais c’est plus risqué pour les interprétations, généralement individuelles, quand les niveaux « techniques » d’interprétation varient beaucoup. Disons qu’à moins de travailler avec des coéquipiers tous de même virtuosité, ça ne règle pas le problème des ajustements à son niveau « d’incapacité » technique. En particulier quand on enseigne à plusieurs groupes de même niveau; chaque enseignant étant responsable du sien. Le risque est grand d’offrir non seulement des interprétations différentes, mais des œuvres tout aussi différentes, voire contradictoires. L’axiome de Jaurès « On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir: on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » demeure un obstacle à la prestation commune, exigée par le curriculum. Aussi, même une approche programme (le dernier coup de force étatique pour imposer une partition commune de bon niveau – et visant à compenser sa propre incapacité créatrice) ne peut garantir la qualité de l’exécution, sans l’intervention autoritaire d’une baguette de chef. Une telle obéissance est commune en musique ou en théâtre, mais rarement l’écriture ou la composition est-elle le fruit d’une décision « démocratique » des contributeurs. Il y a généralement un auteur ou un compositeur « assigné » qui prend les décisions sur l’ensemble. Et cela, avant même que n’entre en scène le « directeur » à la baguette. Nos troupes pédagogiques n’ont pas été constituées avec ce souci-là, et il n’est même pas sûr qu’il soit souhaitable qu’elles le soient : la liberté de création s’enracine dans les contraintes librement choisies, rarement, sinon même jamais, avec le couteau à la gorge. On ne voit pas davantage que les enseignants aient été formé à la psycho-sociologie des auteurs et compositeurs.
L’autre cas, celui d’un emprunt à des cours ou des manuels complets qu’on se propose de « jouer » soi-même – et j’exclus tous les cas de plagiat; je présume, en effet, que les permissions sont accordées – est assez répandu dans les formations à forte teneur technique. Ce cas là se différencie de l’autre qu’on vient de voir sur au moins deux plans : l’interprète n’a pas participé à l’écriture de la composition et il ne fait pas partie non plus de la même équipe d’interprètes (il n’est pas exclu qu’il agisse lui-même en équipe, mais cette dernière demeure indépendante et sans lien avec les créateurs d’origine). Cette double distance permet d’envisager une grande liberté dans l’administration de la prestation : on peut imaginer un chef d’équipe qui engage et supervise avec autorité des assistants ou techniciens consentant à suivre à la lettre la prescription d’enseignement (c’est le rêve de plusieurs fonctionnaires et gestionnaires scolaires d’engager des « techniciens », moins payés et moins critiques que les enseignants-professionnels); on peut aussi imaginer la formation à distance et l’assistance des techno-pédagogies dont on croit de plus en plus qu’elles rivalisent de virtuosité avec les enseignants.
On aurait pu évoquer cette double possibilité plus tôt, mais l’introduire ici marque un glissement, dans l’interventionnisme d’État, qui oriente la pratique vers le moins de jeu possible entre la partition et son interprétation. Ne devrait-on pas s’en réjouir ? N’a-t-on pas justement attribué à la trop grande liberté des enseignants – à leur manque de formation à la contrainte créatrice – le fait que la prescription d’État ne soit pas bien interprétée ? N’a-t-on pas également déplorée l’incapacité de l’État à se faire compositeur ? Ainsi, désigner parmi les enseignants d’expérience les plus méritoires – et dans quelques établissements seulement – un ou des compositeurs reconnus, sortir la baguette pour mettre tous les interprètes au diapason d’une ouvre commune, engager des exécutants plus dociles encadrés par des chefs d’équipe et enfin, quand cela est possible, profiter des puissances de la techno-pédagogie pour réduire encore davantage le « jeu mécanique » entre l’œuvre et son exécution, n’est-ce pas là la solution gagnante ? Sans compter que les élèves récalcitrants peuvent, dans un scénario qui maximise ainsi les chances de réussite, être enfin l’objet d’une exclusion moralement acceptée, car il ne ferait plus aucun doute que la responsabilité de l’échec leur soit, finalement, entièrement imputable.
On doit préciser le problème. Je dirai, en gros, que la « symphonie » pédagogique sonne faux, que plusieurs interprètes manquent de virtuosité, que plusieurs autres ne suivent pas les consignes du chef, que le public s’impatiente et que la majorité des critiques s’inquiètent de la pauvreté de la partition elle-même. Je dirai aussi que tous en sont malheureux, à commencer par les bons enseignants – parce qu’il y en a ! – qui souffrent de ne pas être respectés et par les élèves qui veulent encore apprendre.
S’agit-il d’une mauvaise exécution : mauvais interprètes, formation inappropriée, indiscipline, instruments défectueux, techniques mal adaptées ? S’agit-il d’une mauvaise composition : écriture mal ficelée, manque d’inspiration, partition injouable ? S’agit-il du mauvais public : préparation insuffisante, attitude négative, public mal ciblé ?
Répondre oui à toutes ou plusieurs de ces questions c’est s’apprêter à soutenir le scénario conservateur et quasi-militaire évoqué ci-haut et vider, puis détruire, une maison – encore virtuelle – de la pensée, où cohabitent le pédagogue et son amphithéâtre, l’artiste et son atelier, le philosophe et sa clinique, le scientifique et son laboratoire. Bien que chacun ait quelque chose à apprendre de l’autre, je crois fermement que le pédagogue, personnage central de cet ouvrage, a le plus à perdre à ne pas s’adonner à la rigueur et aux exigences de la composition : aux manières les plus difficiles de l’artiste, du philosophe et du scientifique.
Je réponds donc qu’il y a en effet des problèmes de composition, d’interprétation et de réception en éducation. Mais des partitions, excellentes, existent – surtout dans les domaines techniques; plusieurs interprètes, déjà virtuoses, n’attendent que de nouveaux défis et le public en redemande. Ce qui ne semble pas être au rendez-vous, c’est le « lieu » ou la synchronicité de leur rencontre. À défaut de les trouver, il reste à les inventer.