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Préambule

Le motif de publier en ligne, non pas un livre mais sa construction, est dans le QUOI de ce blog.

La table des matières, provisoire jusqu’à la fin, sera construite une ligne à la fois, à compter de la mi-décembre 2011.

Le thème le plus général est dans l’équation de l’apprentissage et de la création. Apprendre, c’est créer. Il n’y a de différences que de degrés entres les « livrances » et la délivrance d’une œuvre : les connaissances nécessaires à la naissance d’une œuvre la précèdent : dans l’idée, le problème et la question qui la fécondent, et l’excèdent : dans chacune des interprétations ou renaissances qui lui survivent.

Je conçois déjà trois tomes.

Les titres viendront plus tard. Le trac d’apprendre  précédé de La difficulté d’enseigner et  suivi de Les fragments retrouvés ? L’amphithéâtre virtuel suivi de L’atelier actuel puis de L’exposition à venir ? Le détour de l’enseignement ? suivi de L’apprenant fécondé puis de L’oeuvre délivrée ? Etc.

Après avoir écrit « Voilà. », le 7 décembre dernier, relativement à la quête des « exprimants », j’écris « C’est parti » aujourd’hui, dans la quête de l’expression.

Une matière « sémiotiquement » formée pourrait alors voir le jour dans un « vrai » livre-papier …

La respiration pédagogique

Si l’explication est la marque de virtuosité de l’enseignant, est-ce à dire que la pédagogie « magistrale » soit le seul modèle valable ? Aucunement.

L’explication est une capacité – une compétence, dirions-nous aujourd’hui – qui ne s’exprime pas à sa pleine puissance en tout temps. Cela dépend de la matière, des niveaux d’enseignement et tout autant du style pédagogique adopté. Un enseignant pourrait choisir de ne jamais montrer, dans une exhibition retenue de sa performance, aucune virtuosité, et réussir quand même dans son enseignement. Mais cela n’arrive que parce qu’il est crédible du point de vue de ses compétences. Aussi, la virtuosité peut facilement devenir intimidante et prendre le dessus sur l’interprétation ; une rhétorique peut facilement tourner à vide. L’essentiel est de faire circuler le pneuma de l’œuvre jusque dans les objets d’apprentissage. Et la gestion de classe s’impose souvent comme une compétence préalable à l’expression de toute virtuosité. Peu importe le dosage, la crédibilité, voire l’autorité pédagogique de l’enseignant, repose en grande partie sur sa virtuosité. Même le diagnostic de Jacotot sur l’explication comme obstacle à l’apprentissage ne contredit pas vraiment cette règle d’or. Car ce n’est pas la capacité à expliquer qui fait problème, mais sa préséance sur l’activité d’apprentissage. Comme si l’explication pouvait, à mauvaise dose, faire écran au transport du pneuma.

Il est facile de se moquer des styles pédagogiques en détournant, même légèrement, le sens des mots, en particulier dans les métaphores, nombreuses, que la tradition n’a pas manqué de multiplier. Une rhétorique inutile qu’on ne trouve pas seulement du côté des sophistes « magistraux » mais tout autant chez ses détracteurs regroupés sous la bannière de la pédagogie dite nouvelle.

Un exemple souvent cité : l’analogie de la cruche et de l’élève (Gauthier). Les Jésuites exprimaient dans cette comparaison l’importance du discernement (« l’esprit de l’enfant est comme un vase d’étroite embouchure ») et ses détracteurs, un mépris de l’élève (« l’esprit d’enfant est comme une cruche qu’il faut remplir »). L’expression « tradition pédagogique » voit ses termes inversés pour devenir, dans la bouche d’un groupe qui veut se distinguer (évoquer sa « nouveauté »),  la pédagogie traditionnelle (Kessler). Il n’y a pas de pédagogie traditionnelle, mais seulement une tradition pédagogique, largement  diversifiée, qui  distribue autrement les compétences, selon les enjeux mis en perspective. La querelle des styles pédagogiques est aussi vaine que la guerre des sciences.

La métaphore du vase rencontre d’ailleurs d’autres interprétations. Dans sa traduction ou son recyclage des mythes fondateurs de nos civilisations, Sloterdijk donne au vase, dans sa lecture de la Genèse, une fonction anthropologiquement constitutive. En voulant créer l’homme à son image, Dieu s’y serait pris par deux fois. Il  aurait d’abord fabriqué une forme creuse, une espèce de vase fait de glaise, susceptible d’être visité par des idées. Cette première fois, ou première étape, fait de Dieu un céramiste de grand talent, un virtuose des contenants. Mais le vase Adam demeure inanimé, sans vie. Dieu le céramiste est un antrhopotechnicien avec qui peuvent rivaliser tous les grands céramistes. C’est dans la maîtrise théo-technicienne que Dieu pourra, pour un temps assez long, imposer sa supériorité sur ses créatures. Le théotechnicien transmet, par insufflation, la vie à son vase. Naissance d’Adam.

Mais ce dernier, né en deux étapes, ne naît pas seul ; Dieu co-naît avec lui dans le geste d’insufflation. Peu importe le temps du récit, soutient Sloterdijk, Dieu est né en même temps qu’Adam ; le vase est en quelque sorte autogène et ce sont des jumeaux qui naissent du même souffle : Adam et son Dieu se nourrissent du même souffle, que l’un et l’autre s’échangent  mutuellement. L’argument ne concerne pas l’ordre des causes et des effets, mais le fait que l’homme n’est jamais seul, que la structure fondamentale anthropologique n’est pas une monade mais une dyade au creux d’une sphère, d’une bulle créée par la tension des pôles que représentent l’un et l’autre. Et si l’on veut absolument résoudre l’apparente contradiction du renversement causal, on n’a qu’à emprunter le concept de cristal de temps chez Deleuze. La cristallisation, on l’a vu, est le mouvement inverse de l’actualisation. Celle-ci est sortie vers l’existence, alors que celle-là fait remonter à la surface de l’étant le fond, le virtuel, sur fond duquel se détache l’actuel, et constitue avec lui un cristal de temps, une scission du temps distribuant passé et futur sur chaque présent, de telle sorte que le passé ne vienne jamais  avant ou après, mais en même temps que le présent. C’est la durée. Dieu est bien le passé d’Adam, mais il ne le devient que dans le présent d’Adam, en même temps que lui.

Bulle et cristal sont peut-être les deux mouvements de la respiration. Il faut en effet une profonde inspiration pour donner du volume à la tension exprimée par les deux pôles de la dyade ; l’insufflation crée une atmosphère à l’intérieur du mince tunnel qui relie Adam et son Dieu ; le tunnel se gonfle dans l’aller-retour du pneuma inspirant et prend du volume, entre les deux points de la dyade, pour former une sorte de sphère elliptique embrassant les jumeaux en fusion.

L’inspiration peut durer longtemps, mais dans toute respiration, arrive forcément le temps de l’expiration, celui qui vide l’air de la bulle et rend l’atmosphère de plus en plus irrespirable. Les pôles cristallisent, puis le temps d’un réveil, celui d’une expulsion vers l’extérieur, le cristal éclate. Adam quitte Dieu, à jamais, pour rencontrer Ève, sa deuxième inspiration.  Et ça recommence. Adam transfère sur Ève sa relation intime avec Dieu dans une autre bulle, qui rencontre celle du serpent et de la pomme, puis celle du bien et du mal, puis toutes les tensions du monde culminant dans une sorte de macro-sphère universelle englobant toutes les sphères.

La morale de l’histoire est que personne ne naît seul et que le transfert est le mécanisme permettant d’intégrer de nouvelles sphères. On notera cependant que dans l’éclatement de la première bulle, l’un des pôles disparaît ; condition même du transfert. Dieu n’est déjà plus là quand Adam rencontre Ève, qui symbolise (à travers la pomme ?) le sevrage (du sein « paternel » ?). À la naissance des enfants du couple humain, l’histoire se répète, mais sans Dieu. Il faut savoir qui en est le substitut. Ni le père, ni la mère ne se qualifient.

La vie utérine fait aussi place à une dyade fondamentale : le fœtus n’est pas seul, entre lui et la matrice maternelle, un étant médiateur le nourrit que Sloterdijk appelle l’Avec. Et tant qu’à distribuer de nouveaux noms, le fœtus s’appelle Aussi. Aussi va donc passer neuf mois dans une bulle utérine en compagnie d’Avec. C’est la dyade originelle de tous les descendants du couple anthropologique. À la naissance d’Aussi, quand le fœtus est expulsé de sa première sphère, le cristal qu’il forme avec Avec éclate. Aussi devient Soi à la naissance et transfère sur sa mère sa relation fusionnelle avec Avec, qui l’a quitté dans l’accouchement (comme Dieu avait quitté Adam). Avec est le placenta qui, sous une forme organique vivante, a nourri le fœtus pendant neuf mois. Mangé, enterré sous un arbre, composté ou jeté aux vidanges, Avec disparaît du monde actuel, mais ne perd aucunement de sa puissance virtuelle.

Sloterdijk fait l’hypothèse que la dyade Aussi-Avec se perpétue la vie durant sous de multiples figures (les génies, les anges, les doubles) et se vit dans d’innombrables substitutions : le téléphone portable en est peut-être la plus spectaculaire manifestation contemporaine. Regardez sur la place publique la foule affairée à « texter », à « chatter », à bavarder ; vous y verrez le retour d’Aussi en tête-à-tête avec son Avec.

Augustin définissait l’enseignement comme donation de signes dont la signification ne s’adressait qu’au maître intérieur de l’élève. Il s’agit bien sûr du Christ, l’enseignant par excellence, qui s’adresse à l’âme de chacun. Directement. Comme à l’intérieur d’une sphère intime et singulière. Oublions le Christ et traduisons avec nos nouvelles hypothèses. Les signes transportent le pneuma en direction non pas de l’élève mais de son Avec. Comme si apprendre nécessitait la présence d’Avec, l’accompagnement d’Avec.

Si l’enseignement consiste dans le transport de l’inspiration, c’est probablement l’expiration qui en est la force circulatoire. Toute œuvre est respiratoire, qui expire dans l’enseignement, qui expire à son tour dans l’apprentissage. Si c’est Avec qui reçoit l’inspiration, ce sont les signes donnés qui en assurent l’expiration. La matière enseignée compte donc pour la moitié de la respiration pédagogique. Alors peu importe le style pédagogique, magistral, non directif, socio-constructiviste, spiritualiste… l’essentiel est dans la respiration.

L’enseignement assure la respiration des œuvres au fil du temps. C’est à travers la respiration pédagogique que l’héritage est assuré.

Le médium enseignant

Être enseignant c’est être habité par des questions relatives à un texte, une œuvre, un concept, une formule … – appelons cela la matière – (comment raconter cela ? par où commencer? quels liens tisser avec ceci ou cela ? quelles évocations ou quels exemples pourraient aider ? …) dont on essaie de tirer des éléments dramatiques, plongés dans le théâtre des ombres où séjourne l’inspiration qui l’a fécondée, et qui consiste toujours en elle, après moult transformations dans l’atelier de son auteur. Cet exercice qu’on appelle la préparation d’un cours culmine vers l’explication, en classe, tissée de liens multiples, mais de tensions très variables, entre les éléments dramatiques – dont l’organisation narrative appelle un ensemble symbolique très riche – et les référentiels des élèves que, pour l’essentiel, l’enseignant ignore.

Être compris par l’élève n’est pas la première compétence de l’enseignant; on suppose évidemment qu’il sait se faire comprendre et que ses explications comme ses consignes sont suffisamment claires pour être reçues. Mais ne s’en tenir qu’à cela, ce serait encourager le fait de reprendre ce qui est compris plutôt que d’apprendre à partir de ce qui est exposé.

Aussi, la « langue » de l’explication sera généralement – pour une part importante au moins – la même que celle dans laquelle est composée l’œuvre : musique, mathématique, philosophie, sciences, langue vernaculaire, etc.

L’enseignant doit tirer des ombres couvant la genèse de l’œuvre, le maximum d’articulations pouvant faire l’objet, techniquement, d’une exposition, c’est-à-dire d’une explication, voire d’une explicitation approfondie. Voilà la virtuosité de l’enseignant dont on apprécie l’exécution par deux critères : la précision des articulations et le respect du texte.

Il faut savoir que pareille exécution se détache sur un fond obscur qui laisse dans l’ombre d’innombrables éléments inaccessibles au plan technique mais néanmoins constitutif de la matière ou de l’œuvre. À supposer que ce fond soit virtuel, comme on le montrera plus loin, l’explication en est une actualisation, traînant avec elle, une partie des ombres sur fond desquelles elle se détache, mais sans que celles-ci ne se présentent comme distinctes de ce qui s’en détache. Deleuze appelle cela une cristallisation, qui implique une zone d’indiscernabilité entre l’image actuelle (l’explication) et l’image virtuelle (les éléments problématiques restés dans l’ombre, mais qui s’accrochent, comme par en-dessous, aux articulations exposées). Mettre en scène ces zones d’indiscernabilité dépasse ou prolonge la virtuosité (l’explication) – qui est d’ordre strictement technique – dans la sensibilité de l’enseignant comme interprète (et non seulement comme exécutant) de l’œuvre enseignée. Enseigner c’est interpréter.

Cette indiscernabilité a pour nom l’inexplicabilité en pédagogie. Autant dire que l’enseignant, s’il est virtuose dans ses explications, fait preuve d’une sorte de flair artistique dans sa capacité à transmettre, par sa seule sensibilité au mouvement des ombres ou au bruissement des échos sourds – qui insistent sous l’explication – ,  une part essentielle de l’œuvre – celle qui se révèle inexplicable en soi, dans l’image virtuelle cristallisée avec l’explication. L’enseignant atteint toute sa puissance artistique quand il permet que l’inspiration de l’œuvre, à l’état pur, voyage vers l’esprit des élèves et enclenchent, dans les tensions qui se créent alors entre elles et chacun d’eux, le processus d’apprentissage lié à l’œuvre. Mais comme déclencheur seulement. Car l’élève n’apprend jamais, pour l’essentiel, ce qui lui est enseigné, il crée, littéralement, son objet d’apprentissage dans le déploiement de ses capacités techniques et de sa sensibilité propre à l’inspiration déplacée. Il est donc impossible de prédire l’apprentissage que fait un élève, même quand il est provoqué par une intention enseignante déterminée.

Chaque apprentissage est, pour l’élève, l’objet d’une nouveauté radicale et participe à son individuation singulière. Apprendre c’est se singulariser par et dans la création de ses objets d’apprentissage. Apprendre c’est créer. On ne répètera jamais assez que la différence entre apprendre et créer n’est que de degré. Ainsi, tout apprentissage s’inscrit dans la lignée d’une œuvre. Quelques-unes, les meilleures – fruit d’une somme importante d’apprentissages – , viennent enrichir le patrimoine symbolique collectif, une dimension importante de la culture, auquel tout enseignant se rattache dans sa virtuosité.

La rencontre entre un enseignant et un élève n’a pas d’abord lieu entre deux personnes, mais entre deux nouvelles manifestations du souffle original de l’œuvre. De celle-ci à l’objet d’apprentissage il y a transport d’une inspiration qui s’invite dans l’explication de l’enseignant avant d’aller séjourner dans l’objet d’apprentissage de l’élève. Le véritable média de l’enseignement, sa technologie essentielle, est le canal dans lequel voyage le pneuma vital.

Dans la mesure où le voyage du pneuma se fait à l’insu des acteurs, on peut dire que l’enseignant est un médium possédé par le souffle des œuvres qu’il contribue à faire passer dans le destin inconnu des apprentissages et des œuvres de demain.

 

Pourquoi la musique ?

La pédagogie possède sa langue et ses expressions singulières, originales et pertinentes. Mais ça demeure un langage à usage « interne ». Son avenir à titre de discipline dépend certainement d’une inventivité langagière « externe » qui lui mériterait le respect des artistes, des philosophes et des scientifiques : au moins sur le plan de la « composition » langagière et des propositions « extatiques ».

Les jeux de langage de la pédagogie sont trop proches de la philosophie (à ses propres yeux) pour ne pas y être comparée – mais toujours à son désavantage; trop loin de la poésie pour y être associée – mais non sans allusion méprisante; et trop calqués (par les sciences de l’éducation) sur les sciences « de référence », pour ne pas s’y mesurer régulièrement – mais non sans blessures profondes, faute de condition d’expérimentation et de précision langagière comparables.

Le défi semble impossible à relever; et c’est là, la principale raison qui vaille : dans la peine à s’y essayer quand même. L’impossible est la dernière voie/x qui permette à la pédagogie de prendre son envol vers des hauteurs d’autant plus signifiantes et excitantes qu’inaccessibles.

Voilà le motif essentiel à la référence à la musique, en particulier le passage par une esthétique des courants parmi les plus exigeants du XXe siècle. Tout autant, dans l’Antiquité grecque, racines de la poésie, branche des mathématiques et fleuron des philosophes, la musique – quand elle est problématisée plutôt qu’interprétée (pensée plutôt que jouée) – est la virtualité la plus proche de l’actualisation pédagogique, en termes de « compositions nouvelles », pour les fins de l’apprentissage et de l’enseignement.

Cela s’explicitera dans l’approfondissement d’hypothèses ou postulats nécessaires.

En voici trois, pour commencer.

  1. Je tiens pour une hypothèse anthropologiquement nécessaire au maintien de la pédagogie comme discipline pertinente, le concept de dyade que développe Peter Sloterdijk. Tout anthropos est « deux », depuis toujours, nécessairement.
  2. Je tiens pour une distinction capitale, en pédagogie, celle entre « vie nue » et « forme de vie », élaborée par Agamben.
  3. Je tiens aussi pour incontournable la différence pratique et politique proposée par Bergson puis largement développée par Deleuze entre l’actualisation d’un virtuel et la réalisation d’un possible. Le devenir-éduqué de l’anthropos est sur la ligne de l’actualisation; le terrain de la réalisation en est le théâtre de sa cruelle disparition.

Il n’y aurait plus suffisamment de raison de croire dans une théorie pratique de l’enseignement-apprentissage si l’anthropos était une monade; son isolement serait tel que, en dépit de toute l’assistance possible des autres et de l’État, l’affolement ou le décrochage suivraient toute leçon essentielle, dans la très grande majorité des cas. Il n’y aurait pas davantage de raison d’y croire si l’alternative à l’individu que représente le concept de société comme collectif n’était pas articulé par la réunion des dyades; la loi de la jungle ou l’utopie meurtrière finiraient toujours par retourner la puissance des élites contre la scolarisation pour tous – ce qui mènerait à l’abandon à la vie nue des plus faibles – ou de condamner toute ascension des êtres d’exception, au nom d’une égalité tenue pour finalité absolue – ce qui provoquerait la destruction des principales formes de vie.

La description d’un amphithéâtre virtuel comme dispositif d’exploration des voie/x pédagogiques illustrera cette explicitation.

Musique et pédagogie seraient nées de la même lignée, celle de l’écoute. À considérer celle-ci comme virtualité, musiciens et pédagogues n’ont pas la même actualité; ils suivent des chemins différents, comme des mutations (du côté de la pédagogie surtout, on le verra plus loin), au gré des accidents de la vie, qu’on appelle des circonstances.

Si le premier développe son acuité dans l’écoute approfondie des sons, de leurs qualités et de leurs relations, le second se montre vite sensible aux cris de l’âme : de ses aspirations comme de ses détresses.

On imagine que le développement humain de l’écoute ne se spécialise qu’assez tardivement et commence par les sons. Ce serait en cours de route, vers une oreille musicienne adulte, que le pédagogue suivrait une autre destinée, une différenciation d’espèce, au plan symbolique, dans l’échelle des spécialisations. On aimerait croire que tout pédagogue est, virtuellement, toujours un musicien, et que celui-ci connaît la puissance pédagogique de son art. Il n’est d’ailleurs pas rare que l’un et l’autre cohabitent dans un hybride voué entièrement à l’écoute.

D’une certaine manière, la lignée de l’écoute aurait une tendance naturelle à évoluer dans la musique, ce serait comme une mutation, tributaire d’un contexte de vie, qui détournerait le développement de l’oreille vers l’écoute de l’autre, mais chez certains sujets seulement. À supposer que l’alternative arriverait vers l’adolescence, on pourrait presque dire que le pédagogue appartient à une sous-espèce de la musique, une sorte de larve musicienne n’atteignant jamais la maturité à laquelle il est, pourtant, d’abord destiné. Mais la conclusion n’est pas aussi négative qu’elle n’y paraît, car l’état larvaire n’est pas privé d’avenir; il jouit d’une belle fortune, dans l’histoire de la création , autant en biologie, en philosophie qu’en pédagogie.

L’axolotl est un batracien, découvert au XIXe siècle au Mexique, dont le développement, une fois installé dans un laboratoire, en Allemagne, pour fin d’analyse, a étonné la communauté scientifique par sa capacité à évoluer dans une forme « adulte », une sorte de lézard, que son état larvaire, permanent au Mexique, n’avait pas révélé. Il s’agit d’une espèce qui peut se développer et se reproduire dans l’un ou l’autre état : larve ou lézard (adulte); ce phénomène d’une larve capable de se reproduire sans devenir adulte s’appelle la néoténie. Les biologistes ont découvert, depuis, d’autres espèces au sein desquelles ce phénomène apparaît.

Mais c’est surtout en anthropologie puis en pédagogie que le concept de néoténie a fait la manchette : l’humain lui-même aurait toutes les caractéristiques du néotène et n’atteindrait jamais vraiment sa « pleine » maturité ( Bolk). Lapassade a même suggéré que l’espèce humaine étant inachevée, chaque individu était condamné à apprendre, sa vie durant, à compenser son immaturité par l’éducation; l’humain serait une sorte d’adolescent permanent, voué à tenter plusieurs fois son « entrée dans la vie », sans succès complet; sans jamais devenir adulte. Enfin, Deleuze a suggéré le nom de « sujet larvaire » pour désigner l’état du sujet en quête de problématisation, dans les processus, virtuels, de différentiation (on en précisera le sens plus loin).

Si le pédagogue est ainsi une sorte de néotène de la musique, il n’a pas à en rougir. Sa difficulté à composer est en quelque sorte congénitale, mais ne constitue ni une maladie, ni un handicap. On trouve même plusieurs airs de famille entre les œuvres de pédagogues et de musiciens. Le montrer implique de considérer la pédagogie comme une héritière d’un genre artistique majeur – la musique – et de l’étudier sous l’angle de l’esthétique.

Trois courants en composition contemporaine permettront d’établir la parenté entre la musique et la pédagogie, aux temps modernes : silence et hasard (John Cage), sérialisme complet (Pierre Boulez) et zones d’injouabilité (Brian Ferneyhough). Nous essaierons de montrer que la place qu’occupe la structure chez le premier, la forme chez le second et la figure chez le troisième correspondent à trois styles pédagogiques majeurs, couvrant l’espace compris entre les deux extrêmes que sont l’enseignement magistral et la non-directivité.

L’enseignant, contrairement à l’interprète en musique, a le choix des moyens – des instruments – et du niveau de virtuosité avec lequel il s’exécutera. Le programmateur, en l’occurrence l’État, prescrit beaucoup. Mais parler, dans ce cas-ci, d’une œuvre « composée » – comparable dans sa forme, sa structure, sa complexité à une œuvre musicale – serait une nette exagération. L’État n’est pas un créateur.

Il y a quand même des compositeurs qui laissent beaucoup de place à l’interprète – en lui proposant des alternatives, par exemple, relativement au « texte » ou à la « manière » – mais rarement lui laisse-t-on le choix entre des voies faciles ou difficiles au plan de l’exécution; toutes sont également difficiles. Il ne peut jamais se permettre de jouer l’œuvre dans les limites de son incapacité.

Par contre, l’enseignant peut adapter le programme prescrit – jusqu’à un certain point – au niveau de difficulté technique avec lequel il se sent à l’aise. C’est une liberté problématique qui frise le libre arbitre et dont on abuse facilement en glissant vers la complaisance ou l’improvisation gratuite.

Le problème est d’abord dans la crédibilité et l’autorité du programmateur devant le public (la société en général et les apprenants) autant que de ses interprètes, les enseignants, devant l’État. Non pas qu’il faille douter de leur bonne foi mais du « genre » curriculaire qui n’a jamais atteint le statut d’une œuvre d’art ou de science. Un curriculum, un programme, ça demeure une sorte de compromis entre les tensions au goût du jour, une sorte de référendum permanent sur le sens à donner à la lecture du temps. (On reconnaîtra la hantise de Barthes à l’idée que la lecture puisse un jour devenir référendum.) Disons que le curriculum d’État ressemble davantage à la musaque (musique d’ambiance ajustée au climat des centres commerciaux qui la diffusent) qu’à la musique.

Le drame des enseignants c’est qu’ils sont laissés à eux-mêmes et doivent décider de tout sans avoir été préparé à faire œuvre de compositeur, sans être, d’entrée de jeu, des interprètes de haut niveau technique, sans même être architecte : leur demander par exemple de créer un climat propice à l’apprentissage, n’est-ce pas encore exigé trop (ils ne sont pas virtuoses de l’architecture des atmosphères!) ou trop peu (on va tolérer qu’ils bricolent et adaptent l’environnement au goût du jour) ? Il est difficile de leur demander de contraindre l’élève à travailler, à s’exercer, à penser quand l’État ne peut pas – faute de légitimité et de compétence – les contraindre eux-mêmes à faire usage créatif de leur liberté. Bien sûr, ce sont des professionnels avec un haut sens des responsabilités, mais sont-ils techniquement formés pour jouer avec les contraintes de la création, comme le poète sait le faire avec les exigences de la versification ?

Les guides, les conseils, les manuels, les aides techniques de toutes sortes ne manquent pas et plusieurs enseignant s’y soumettent. Mais au prix de leur liberté. Il est extraordinaire, à bien y penser, que bon nombre d’enseignants réussissent l’impossible, malgré tout. On le doit à leur sens éthique, à leur imagination, à leur culture et à leur travail ardu. Mais ne leur manque-t-il pas l’essentiel : une formation de « compositeur », à défaut de pouvoir interpréter la non-œuvre d’État ?

Ni la didactique ni les sciences de l’éducation n’ont prévu de place pour l’entraînement intensif à la composition, la versification, la mise en scène, le montage, la coloration, l’expérimentation contrôlée, etc. Mais peut-être ne l’a-t-on pas fait faute de savoir ce que c’est en pédagogie. Les meilleures partitions pédagogiques se trouvent dans les archives personnelles des enseignants d’expérience encore actifs, mais près de la retraite – car il faut beaucoup de métier pour composer « sur le tas » – ou elles sont disparus à jamais, faute d’avoir été publiées.

Je parle des plans de cours, notes de cours et annotations diverses que l’enseignant traîne avec lui en classe et auxquels il réfère dans sa prestation. Ce sont des sous-œuvres, généralement incomplètes, trouées, fragmentées, non destinées à la publication. Ce sont des notes.

On sait ce que Valéry en pensait, lui qui réagissait à la pression de publier ses cours au Collège de France en disant « la forme coûte cher ». Et avec Valéry, on a affaire à un auteur remarquable dont les notes de cours étaient dans un état de composition littéraire très avancé. Autre exemple. On a publié récemment certains cours de Barthes prononcés au même Collège en rappelant, en guise de mise en contexte, que ce dernier citait volontiers Valéry dans l’hésitation à publier ses notes. Une mise en garde qui soulève d’ailleurs des critiques à l’égard de ceux qui ont pris la décision de publier, quand même, un ouvrage « inachevé » et dont la forme n’était pas jugée complète par son auteur.

Mais que dire de plusieurs cours de Deleuze, dont la transcription à peu près littérale est publiée sur le web dans l’état où ils ont été livrés, sans aucune remise en forme ? Doit-on en conclure que la permission, donnée par Deleuze lui-même, n’engageait pas la « bonne » forme comme exigence de publication ? Il faut plutôt conclure au cas d’espèce, ici, où les cours concernent tous des ouvrages de Deleuze lui-même, publiés ou en cours de publications au moment où se donnaient les cours qui s’y rapportent. Comme si Deleuze avait compté sur la version finale de son propos, sous la belle forme d’un livre, pour se distancer de ce qui, en classe, en constituait une sorte de genèse à l’usage des étudiants. On parlera ici d’une générosité dont on essaiera plus loin de montrer l’importance pour la pédagogie.

Mais voilà néanmoins trois cas de professeurs-écrivains, philosophes et littéraires de surcroît, dont on peut dire que leur œuvre ait marqué leur époque. On parle de « compositeurs » de haut niveau qui ont « interprété » la partition de l’œuvre composée et publiée (ou une partition proche) dans l’exercice de leur enseignement. Nous sommes bien loin du cas de figure du professeur d’école qui peut bien compter sur des citations aux Classiques dans la partition qui lui est donnée, mais sans lien constitutif d’une œuvre à interpréter; il s’agit au mieux, d’une prescription politique à satisfaire. Nos trois exemples jouissaient de la pleine liberté d’écrire et d’enseigner ce qu’ils voulaient. Et si l’usage d’une si grande liberté a pu donner de si bons résultats, c’est que ce sont des créateurs qui étaient habitués de s’astreindre à la discipline et aux contraintes de l’écriture du plus haut niveau.

Les notes des enseignants sont plutôt de l’ordre de l’annotation, griffonnée sur le texte ou la partition à jouer, qu’on trouve chez le metteur en scène, le chef d’orchestre, l’acteur ou l’instrumentiste. Même dans les cas d’une annotation longue et détaillée il y a peu de chance qu’on puisse espérer trouver une œuvre importante, sauf exception d’enseignants des cycles supérieurs qui sont aussi des écrivains (sans être nécessairement du niveau des trois auteurs cités). Par exemple, plusieurs professeurs d’université ou de collèges vont publier des formes remaniées de leur notes de cours sous forme d’articles, de livres ou de manuels. Ils appartiennent ainsi à la classe des compositeurs. Mais cette compétence, ils la tiennent généralement de leur formation disciplinaire et non de leur passage en formation des maîtres.

Il y a encore le cas plus répandu, mais pas encore généralisé, des enseignants qui tiennent un journal de leur expérience et qui le partagent, en en publiant des extraits importants, avec d’autres enseignants. Certains témoignent d’une capacité d’écriture d’excellent niveau, annonçant même une carrière d’écrivants professionnels fort respectés. On trouvera plusieurs récits d’expériences professionnelles ou d’expériences de vie racontés dans de tels ouvrages. Mais rien qui ressemble à une « composition » que l’enseignant pour « jouer » en classe.

On évoquera, enfin, le cas, plus complexe, des enseignants interprétant des partitions écrites et publiées par des collègues ou en commun avec eux. Cela va du simple plan de cours aux manuels, en passant par les notes complètes et leur annexes : textes de référence, exercices, examens et autres. On évoquera deux cas de figure : le travail en collaboration (et peu importe si les contributions sont inégales) au sein d’une même équipe, et celui de cours entiers publiés ailleurs : généralement sur le web ou dans un manuel spécialisé.

Dans le premier cas, on peut parler d’une équipe qui décide ensemble des stratégies à adopter devant le défi prescrit. De telles équipes comptent généralement sur une diversité d’expérience et de styles. C’est un atout pour la qualité de la « partition » commune – chacun participe à l’écrire dans les limites de ses compétences – mais c’est plus risqué pour les interprétations, généralement individuelles, quand les niveaux « techniques » d’interprétation varient beaucoup. Disons qu’à moins de travailler avec des coéquipiers tous de même virtuosité, ça ne règle pas le problème des ajustements à son niveau « d’incapacité » technique. En particulier quand on enseigne à plusieurs groupes de même niveau; chaque enseignant étant responsable du sien. Le risque est grand d’offrir non seulement des interprétations différentes, mais des œuvres tout aussi différentes, voire contradictoires. L’axiome de Jaurès « On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir: on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » demeure un obstacle à la prestation commune, exigée par le curriculum. Aussi, même une approche programme (le dernier coup de force étatique pour imposer une partition commune de bon niveau – et visant à compenser sa propre incapacité créatrice) ne peut garantir la qualité de l’exécution, sans l’intervention autoritaire d’une baguette de chef. Une telle obéissance est commune en musique ou en théâtre, mais rarement l’écriture ou la composition est-elle le fruit d’une décision « démocratique » des contributeurs. Il y a généralement un auteur ou un compositeur « assigné » qui prend les décisions sur l’ensemble. Et cela, avant même que n’entre en scène le « directeur » à la baguette. Nos troupes pédagogiques n’ont pas été constituées avec ce souci-là, et il n’est même pas sûr qu’il soit souhaitable qu’elles le soient : la liberté de création s’enracine dans les contraintes librement choisies, rarement, sinon même jamais, avec le couteau à la gorge. On ne voit pas davantage que les enseignants aient été formé à la psycho-sociologie des auteurs et compositeurs.

L’autre cas, celui d’un emprunt à des cours ou des manuels complets qu’on se propose de « jouer » soi-même – et j’exclus tous les cas de plagiat; je présume, en effet, que les permissions sont accordées – est assez répandu dans les formations à forte teneur technique. Ce cas là se différencie de l’autre qu’on vient de voir sur au moins deux plans : l’interprète n’a pas participé à l’écriture de la composition et il ne fait pas partie non plus de la même équipe d’interprètes (il n’est pas exclu qu’il agisse lui-même en équipe, mais cette dernière demeure indépendante et sans lien avec les créateurs d’origine). Cette double distance permet d’envisager une grande liberté dans l’administration de la prestation : on peut imaginer un chef d’équipe qui engage et supervise avec autorité des assistants ou techniciens consentant à suivre à la lettre la prescription d’enseignement (c’est le rêve de plusieurs fonctionnaires et gestionnaires scolaires d’engager des « techniciens », moins payés et moins critiques que les enseignants-professionnels); on peut aussi imaginer la formation à distance et l’assistance des techno-pédagogies dont on croit de plus en plus qu’elles rivalisent de virtuosité avec les enseignants.

On aurait pu évoquer cette double possibilité plus tôt, mais l’introduire ici marque un glissement, dans l’interventionnisme d’État, qui oriente la pratique vers le moins de jeu possible entre la partition et son interprétation. Ne devrait-on pas s’en réjouir ? N’a-t-on pas justement attribué à la trop grande liberté des enseignants – à leur manque de formation à la contrainte créatrice – le fait que la prescription d’État ne soit pas bien interprétée ? N’a-t-on pas également déplorée l’incapacité de l’État à se faire compositeur ? Ainsi, désigner parmi les enseignants d’expérience les plus méritoires – et dans quelques établissements seulement – un ou des compositeurs reconnus, sortir la baguette pour mettre tous les interprètes au diapason d’une ouvre commune, engager des exécutants plus dociles encadrés par des chefs d’équipe et enfin, quand cela est possible, profiter des puissances de la techno-pédagogie pour réduire encore davantage le « jeu mécanique » entre l’œuvre et son exécution, n’est-ce pas là la solution gagnante ? Sans compter que les élèves récalcitrants peuvent, dans un scénario qui maximise ainsi les chances de réussite, être enfin l’objet d’une exclusion moralement acceptée, car il ne ferait plus aucun doute que la responsabilité de l’échec leur soit, finalement, entièrement imputable.

On doit préciser le problème. Je dirai, en gros, que la « symphonie » pédagogique sonne faux, que plusieurs interprètes manquent de virtuosité, que plusieurs autres ne suivent pas les consignes du chef, que le public s’impatiente et que la majorité des critiques s’inquiètent de la pauvreté de la partition elle-même. Je dirai aussi que tous en sont malheureux, à commencer par les bons enseignants – parce qu’il y en a ! – qui souffrent de ne pas être respectés et par les élèves qui veulent encore apprendre.

S’agit-il d’une mauvaise exécution : mauvais interprètes, formation inappropriée, indiscipline, instruments défectueux, techniques mal adaptées ? S’agit-il d’une mauvaise composition : écriture mal ficelée, manque d’inspiration, partition injouable ? S’agit-il du mauvais public : préparation insuffisante, attitude négative, public mal ciblé ?

Répondre oui à toutes ou plusieurs de ces questions c’est s’apprêter à soutenir le scénario conservateur et quasi-militaire évoqué ci-haut et vider, puis détruire, une maison – encore virtuelle – de la pensée, où cohabitent le pédagogue et son amphithéâtre, l’artiste et son atelier, le philosophe et sa clinique, le scientifique et son laboratoire. Bien que chacun ait quelque chose à apprendre de l’autre, je crois fermement que le pédagogue, personnage central de cet ouvrage, a le plus à perdre à ne pas s’adonner à la rigueur et aux exigences de la composition : aux manières les plus difficiles de l’artiste, du philosophe et du scientifique.

Je réponds donc qu’il y a en effet des problèmes de composition, d’interprétation et de réception en éducation. Mais des partitions, excellentes, existent – surtout dans les domaines techniques; plusieurs interprètes, déjà virtuoses, n’attendent que de nouveaux défis et le public en redemande. Ce qui ne semble pas être au rendez-vous, c’est le « lieu » ou la synchronicité de leur rencontre. À défaut de les trouver, il reste à les inventer.

Les aphorismes, ou fragments, sont une première mise en forme de la pensée (une dernière, en certaines circonstances, par exemple chez Nietzsche, Blanchot, Cioran, etc.), une sorte d’exercice de formulation, dont les formes réussies sont matière à publication.

La notion d’exercice renvoie au fait de s’entraîner dans la pensée; de tels exercices ne sont pas dénués d’intérêt pour qui cherche aussi à s’entraîner.

Mais il est rare que l’on s’entraîne sans avoir en tête un terrain d’expression sur lequel déployer toute la finesse requise par une joute ou un jeu, en somme : une partie dont l’issue demeure incertaine et imprévisible.

Alors, quand bien même je procéderai souvent par aphorismes – quand la pensée, trop voyageuse, se refusera à suivre une ligne argumentative (quitte à revenir sur les brèves pour les développer davantage ou les attacher ensemble dans un argument complet) – l’agencement final devrait fournir une sorte de partie jouée, dont l’enjeu et l’issue seront finalement dévoilés.

Si le but de chaque partie est de poser clairement un problème et de livrer des résultats le concernant (pouvant aller de l’explicitation la plus complète à sa résolution entière), le but du jeu comme celui de l’entraînement sont différents.

Le but du jeu est d’ouvrir un espace illimité à la création; on ne joue pas pour « gagner » une partie mais pour gagner du terrain, voire de la hauteur, contre l’aplatissement et l’abrutissement. Qui joue ne gagne jamais qu’une partie d’un tout ouvert absolument, autant dire presque rien. Qui joue n’a pas d’autre adversaire que l’inconnu, l’improbable ou même l’impossible. Le motif du joueur est dans l’exaltation que suscite le jeu, dans la poussée verticale qu’il donne à sa vie.

Le but de l’entraînement est de pouvoir atteindre l’équilibre dans les postures les plus dangereuses qu’imposent les parties. Le joueur n’est pas une être équilibré dans sa vie, mais un équilibriste à la conquête des plus hautes sommets de sa vie, sur la crête desquels il brave le vertige et le fond des abîmes.

À chacun ses sommets ! Et bien qu’ils soient tous de hauteur différente, les difficultés et les risques sont d’égale importance et demande le même courage. Quiconque va jusqu’au bout de ses capacités, quelles qu’elles soient, contribue, à sa manière, à repousser la fin du monde.

Le joueur ne cesse jamais d’apprendre, car il crée en apprenant et il apprend en s’entraînant. Tellement qu’on se demande, finalement, s’il est nécessaire de jouer !

En effet, pourquoi jouer si l’entraînement suffit ? Pourquoi ne pas se contenter de s’entraîner, quand on sait les risques du jeu ? L’entraînement ne comporte-t-il pas déjà suffisamment de dangers ? La réponse est simple : l’entraînement n’a pas d’autre but que le jeu. Oui, s’entraîner c’est apprendre et donc créer. Mais le jeu implique une naissance, un ouvrage qui alimente symboliquement le monde. Le jeu est pour les autres. Aussi, l’entraînement est gestation du jeu, une durée orientée vers la délivrance d’un oeuvre à jouer c’est-à-dire à rendre publique.

Un grand danger guette cependant le joueur, le créateur allant public : celui du spectacle, le dispositif par lequel la partie se joue et se gagne contre un autre joueur et contribue ainsi à la fermeture du monde. Le but de la partie est tout autre : les joueurs jouent ensemble – à la rigueur chacun dans sa partie – pour gagner du terrain contre la limitation du monde. On appellera cela le but anthropologique du jeu.

« Chacun dans sa partie » signifie qu’aucune partie n’est l’égale des autres; les joueurs seulement sont tous égaux entre eux, mais chacun dans sa partie, chacun relativement au défi que lui pose sa partie.

Il peut très bien y avoir des joutes au sein d’une partie et même des gagnants et des perdants dans cette partie; beaucoup de jeux l’impliquent. Cela se vérifie dans le sport en général, et tout autant dans les controverses scientifiques ou les idéologies politiques. Mais l’adversité entre joueurs définie par le jeu est précisément le danger qui guette les joueurs qui en feraient le but du jeu, en se donnant alors pleinement en et au spectacle. On dit par exemple que le but des Jeux olympiques est la participation; chacun sait que ça n’a probablement jamais été vrai, sauf peut-être à l’origine grecque. Le détournement du but anthropologique vers le spectacle – en général celui de la distinction entre les gagnants et les perdants – est le signe le plus sûr de la fermeture du monde et de sa limitation. Le gain ainsi compris est un idéal sans hauteur. La conséquence est claire : à imposer une limite au monde, on ouvre (bien que ce soit pure fiction) sur un « autre monde », une transcendance que les gagnants offrent volontiers en consolation aux perdants. De plus en plus nombreux, comme chacun sait.

S’il est vrai que l’apprentissage de n’importe quel jeu implique de perdre des parties, le but anthropologique n’est pas forcément absent. Au contraire. L’idée de participation est loin d’être fausse. Quand le but commun est bien celui-là, chacun gagne, en effet, à l’ouverture et à la délimitation; qu’il ait gagné ou perdu la partie. Idem pour la participation aux élections en démocratie, par exemple (même s’il est de plus en plus douteux que le résultat du vote soit la conséquence des joutes d’idées).

Mais dans une société où règne le divertissement, où l’élève est devenu client, où l’enseignant est devenu fonctionnaire de la productivité économique et de la discipline civique, le but anthropologique de l’apprentissage appelle de nouveaux entraînements : à la dissidence, à la différence, à la résistance. À la liberté de créer.

Pour cela, il faut une pensée agissante et un corps pensant. Une pensée agit quand elle est entraînante. Un corps pense quand il est entraîné.

 

À suivre…

Liste de matières 2

Je poursuis la table des matières en introduisant dans cette deuxième liste les principaux concepts empruntés aux auteurs sur l’œuvre desquels j’assois une partie de mon argumentaire.

Je classerai une partie des termes empruntés par auteur (toujours en majuscules) et j’indiquerai entre parenthèses, le cas échéant, le ou les principaux auteurs : soit auxquels le concept est  emprunté, soit dont il est l’objet d’un commentaire approfondi ou, soit encore, à l’œuvre duquel (desquels) il s’applique.

AVERTISSEMENT : Chacune des listes est dynamique et donc susceptible de modifications fréquentes; on ne peut jamais considérer l’état d’une liste comme le plan de l’ouvrage. Ce sont des pistes, seulement, qui constituent le matériau et la structure-en-train-de-s’actualiser de l’ouvrage.

Je rappelle que la première liste présente des concepts nouveaux dont l’intertextualité est, en principe, plus aérée qu’ici.

  • DELEUZE (avec GUATTARI pour plusieurs concepts) : virtuel/actuel versus réel/possible (BERGSON, ALIEZ, MARTIN), machines abstraite et concrète, distinction unilatérale, matières esthétiquement et linguistiquement formées, substance (matière) et forme de l’expression et du contenu (référence à HJELMSLEV), différent/ciation, paradoxe du sens (SAUSSURE, BRÉHIER), simulacre, diagramme  et dispositif (FOUCAULT), zone d’indiscernabilité (à propos de BACON), chaosmos (JOYCE), critique de la représentation, schématisme (KANT, ADORNO), monade (LEIBNIZ), accomplir le possible ou l’épuisement contre la fatigue  (à propos de BECKET, ZOURABICHVILI), sujet larvaire, individuation (SIMONDON), immanence absolue (ALIEZ, SLOTERDIJK), image-mouvement, image-temps ou cristal, singularité (AGAMBEN), noochoc
  • SLOTERDIJK : la dyade (Avec et Aussi, le placenta et soi,  Dieu et Adam…), nobjet (MACHO), bulles, globes, écumes (les sphères), transfert (FREUD), arène, insulaire (DELEUZE), domestication, la lettre humaniste (HEIDEGGER), exercices symboliques (entraînement)
  • AGAMBEN : la vie nue, moyens sans fins
  • STIEGLER : épyphylogénèse, hypomnémata, transindividuation (SIMONDON)
  • FINKIELKRAUT : le visage (LÉVINAS), la sagesse du tiers, pédagogisme (MEIRIEU)
  • STENGHERS : le laboratoire, la guerre des sciences (LATOUR, à propos de SOKAL & BRICMONT), le relais dans la pratique
  • MARTIN : image virtuelle (DELEUZE), monadologie phénoménologique (HUSSERL, LEIBNIZ), teneur ontologique (HEIDEGGER) flottante, plurivers
  • CAGE : silence (GANN), forme versus structure (à propos de SATIE, CHARLES)
  • RANCIÈRE : le maître ignorant, égalité des intelligences (postulat plutôt que fin), tout est dans tout (toutes références à JACOTOT)
  • VYGOTSKY : zone proximale de développement, le développement comme fonction de l’apprentissage (critique de PIAGET), protolangage
  • BLANCHOT : Orphée, l’autre nuit et l’autre mort, fragment (NIETZSCHE), espace littéraire
  • BARTHES : studium et punctum dans l’image, écrivant/écrivain, intertextualité
  • DERRIDA : différance, traces, archiécriture
  • AUGUSTIN : le maître intérieur (GUSDORF)
  • LAPASSADE : néoténie (BOLK), inachèvement « constitutif », analyseur (LOUREAU, ARDOINO, HESSE), adolescence permanente
  • DURAND : régimes nocturne et diurne (FABRE en pédagogie)
  • VALÉRY : Narcisse et l’oeuvre, hésitation prolongée entre le son et le sens, l’oeuvre qui nous apprend que nous n’avions pas vu ce que nous voyons
  • PINAR : la théorie du curriculum
  • BACHELARD : obstacle épistémologique, instant
  • BERGSON : durée, nouveauté, différence de nature (DELEUZE)

À compléter…

Liste de matières 1

Je commence par une liste désordonnée de concepts  — et souvent même de mots nouveaux pour les exprimer — que j’approfondirai dans le processus en cours. J’indiquerai au moment opportun, par un hyperlien, à quel(s) article (renvoie) chaque mot. Mais j’indique déjà entre parenthèse, le cas échéant, des concepts  connus auxquels renvoient nécessairement les miens.

Je commence par les concepts (ou ensembles conceptuels) que j’ai dû créer; j’ajouterai les indispensables recours à mes sources bibliographiques par la suite, dans une autre liste.

  • délivrance (naissance), livrance (connaissance) et livraison (renaissance) d’une œuvre
  • désistance (l’existence et la mort)
  • assemblance (la différance et l’assemblée)
  • exprimants (exprimables et exprimés)
  • exprimantés
  • apprentissant (apprenant)
  • enseigne-en-créant (enseignant)
  • comprendre c’est reprendre, apprendre c’est surprendre
  • amphithéâtre virtuel ou d’apprentissage (amphithéâtre d’enseignement) ou amphithéâtre pédagogique
  • matière pédagogiquement formée : exprimants ( les matières esthétiquement et linguistiquement ou sémiotiquement formées)
  • atelier actuel
  • la rencontre avec (Avec, la dyade originaire et les transferts)
  • la lettre d’amour à l’objet  de recherche (les mathématiques, la poésie et la langue commune partiellement axiomatisée)
  • le dispositif générique : laboratoire, atelier, clinique (en lien avec beaucoup d’équivalences à préciser)
  • la diagrammatisation du losange : pensée/langage/action  [PLA] sur l’axe vertical et  diagnostic/idéal/traitement [DIT] sur l’axe horizontal. [LI] au croisement (langage/idéal)
  • l’écriture et l’œuvre néotène ou les langues et (les naissances prématurées)
  • les chemins sous-terrains de la paix (les guerres académiques)
  • l’action qui se divise en : actes (délivrance et renaissances) et activités [livrances]
  • la parenthèse pédagogique (la pensée messianique et le bris de la loi)
  • (zones d’indiscernabilité ou d’injouabilité) inexplicabilité en enseignement, inintelligibilité en apprentissage et incompréhensibilité en pédagogie
  • l’ignorance absente : absolument (en lien avec le silence en musique)
  • zone de proximité développementale  (la zone proximale de développement) : les gradins de l’amphithéâtre
  • épivocation (provocation)
  • l’enseignable assigné, l’inassignable exprimé et l’inexprimable enseigné
  • l’espoir comme désespérance et comme espérette (virtualisation)
  • les stratégies créantes
  • exprimain (écrivain)
  • acouphènes (Écho), simulacres (Narcisse), trac et sophismes
  • studium et punctum d’apprentissage (attention et noo-choc)
  • l’apaisement (l’affolement et l’effondrement) dans la descente aux enfers : accompagnement bienveillant

À  suivre …